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Le soleil déclinait lorsqu’ils quittèrent le domaine. Ses rayons découpaient des auréoles autour de chaque relief. L’herbe et les feuilles luisaient d’un vert plus vif et la terre avait pris un éclat sombre qui annonçait le soir. Azilis pressa les flancs de sa jument qui galopa vers la forêt.
Ils furent dans la clairière avant la dixième heure. Rhiannon sortit de sa cabane en fronçant les sourcils.
— Qu’arrive-t-il ?
Azilis expliqua la situation le plus vite et le plus clairement possible. Elle n’avait pas rendu visite à Rhiannon depuis le retour d’Aneurin. Le plus urgent était cet accouchement difficile. L’Ancienne observa sa protégée de son regard perçant. Quand Azilis eut terminé, elle dit simplement :
— Et ce gros sac accroché à ta selle ?
— Je pars. Je ne peux plus rester à la villa maintenant que papa est mort. Marcus me rendra la vie impossible tant que je n’épouserai pas Lucius Arvatenus. Et ça, je ne l’imagine même pas.
— Où veux-tu aller ? Dans un monastère, comme ton frère ?
Azilis laissa échapper une exclamation de dédain.
— Tu sais bien que non ! Je veux suivre Aneurin en Bretagne.
— En Bretagne ! Rien que ça ! Et depuis quand es-tu amoureuse de ce cousin dont tu ne m’avais jamais parlé ? Depuis dix jours ?
Sorcière ! Magicienne ! Rhiannon avait-elle vraiment le don de percer les secrets des cœurs ?
La jeune fille baissa les yeux sans répondre. Elle craignait des remontrances, un nouveau combat à livrer, du retard.
— Peu importe, poursuivit Rhiannon, ta décision est prise. Nous nous parlons sans doute pour la dernière fois. J’aurais aimé t’apprendre davantage. Prends ce dont tu as besoin dans ma cabane, Azilis. Tout ce que tu veux, sans exception. Les plantes qui soignent, celles qui envoûtent, celles qui tuent. Choisis bien. Qui sait ce qui t’attend sur ta route ?
L’Ancienne rentra dans son refuge pour y chercher le nécessaire. Kian, toujours en selle, fixait Azilis de son regard brun doré qui ne trahissait rien de ses émotions. Elle s’approcha de lui.
— Kian, tu as entendu nos paroles. Je te donne le choix de me suivre ou non. Conduis Rhiannon à la villa. Ensuite, tu resteras là-bas si tel est ton désir. Mais je t’en prie, ne parle à personne de mon départ.
Kian haussa les épaules.
— Te laisser voyager seule ? Alors que j’ai juré à Appius de te protéger ?
Le soulagement et la gratitude envahirent Azilis. Elle appréhendait de traverser la forêt au crépuscule. Elle avait encore devant les yeux les faces terrifiantes des brigands qui les avaient attaqués quelques jours plus tôt.
— Merci, Kian. Je t’en prie, dépêche-toi. Aneurin est parti depuis au moins trois heures.
— Il est à pied, on le rattrapera vite. Surtout, ne reste pas seule dehors. Enferme-toi dans la cabane et attends-moi.
Azilis se tourna vers Rhiannon qui venait de les rejoindre. Dans un élan d’affection, elle serra entre ses bras celle qui était devenue son amie, enfouissant son visage dans la chevelure tressée au parfum d’herbes sauvages et de fumée.
Rhiannon se dégagea doucement et traça des signes sur le front de la jeune fille, qu’elle accompagna de mots mystérieux.
— Il y a une grande force en toi, Azilis, beaucoup de folie aussi. Je prierai pour que ta force l’emporte et que tes passions ne te dévorent pas.
Azilis l’aida à monter derrière Kian et les regarda s’éloigner. Elle pénétra dans la cabane, choisit avec soin les onguents, herbes et poudres qu’elle saurait utiliser pour soigner blessures et maladies. Elle plaça le tout dans un baluchon qu’elle enferma dans son sac de cuir. Puis, sans tenir compte des conseils de Kian, elle attendit près des chevaux, caressant la robe soyeuse de leur encolure, attentive aux rumeurs des bois qui l’entouraient. Les premiers appels mélancoliques du rossignol s’élevèrent dans les hauteurs. Une martre s’enroula autour d’un hêtre à la poursuite d’un écureuil. La terre exhalait l’odeur humide de la forêt qui s’endort.
Et si Kian ne revenait pas ? Ou s’il revenait avec Marcus pour la ramener de force à la villa ? L’esclave pouvait la trahir par maladresse. Elle esquissa quelques pas nerveux et soudain retourna, à la lueur d’une lampe de graisse, chercher la cassette que Rhiannon cachait au plus profond de son antre, enterrée sous une pierre plate. Azilis avait pensé qu’elle ne prendrait rien de ce que renfermait ce coffre, mais elle venait de changer d’avis. Si Marcus la forçait à épouser Lucius, alors elle serait prête à tout.
Elle souleva le couvercle, s’attarda sur les pots et les fioles de poison soigneusement classés. L’un tuait de mort lente, l’autre foudroyait, celui-ci rendait fou, celui-ci impuissant, et celui-là ? Ah ! oui, il mettait fin à la grossesse indésirable et – normalement – ne tuait que l’enfant.
Avec précaution, Azilis versa un peu de chacun dans de petites fioles. Elle les rangea dans une grosse bourse de cuir puis les glissa au fond du sac accroché au flanc de Luna.
Impatiente, elle s’avança vers l’endroit où Kian devait réapparaître. L’attente devenait insoutenable quand enfin un martèlement retentit et l’esclave surgit dans la clairière.
— Tu es sortie, fit-il, sourcils froncés.
— Tu as été si long ! Il y a eu un problème ?
— Aucun. J’ai amené Rhiannon à l’intendant qui savait déjà que l’accouchement se passait mal. Espérons que l’Ancienne sera utile.
Azilis frissonna en songeant aux souffrances que Sabina endurait depuis tant d’heures. Elle chassa délibérément de son esprit le pauvre visage de sa belle-sœur et sauta en selle.
— Je le souhaite de tout mon cœur. Ne tardons plus. Le soleil se couchera bientôt et nous aurons moins de chances de rattraper Aneurin.
— J’ai pris mes armes, des vêtements de rechange et des vivres aux cuisines. Avec l’agitation qui régnait, personne ne m’a remarqué.
— C’est bien, Kian. Je n’y avais pas pensé. L’esclave attacha Orion à Lug et ils s’en furent à vive allure, Azilis en tête, Ormé courant à leurs côtés.